Histoires autour d’une radio
Octobre 2020 — Avec le couvre-feu, puis le second confinement, une vague sans précédent de bénévoles rejoignait la Balade des Lucioles. 30 bénévoles par maraude. 35… Il fallait que nous réagissions. Sur le secteur «Italie», Aymeric ouvrait un nouveau parcours qui traversait le 13e arrondissement de nord en sud. Au même moment, François et Mohamed sautaient dans le métro pour mener une distribution autour de la gare Montparnasse.
Sur Montparnasse, nous rencontrions de nouvelles personnes, très attachantes. Christine et Michelle étaient tout le temps ensemble, le soir. Elles nous racontaient leurs peurs. Michelle se méfiait d’un certain type de personnes ; elle était convaincue qu’ils pourraient venir lui prélever des organes. Vendredi après vendredi, nous essayions de les rassurer, et un soir Michelle nous fit savoir qu’elle aimerait avoir une petite radio à piles, pour écouter de la musique.
Ni une ni deux, les messages se relayaient sur whatsapp. Aurélie trouva une annonce de don sur Noisy-le-Grand. Jessy s’y rendit et récupéra deux radios pour le prix d’une. Jessy maraudait le mercredi et c’est donc un mercredi que les radios furent transmises à l’équipe du vendredi. Le sur-lendemain, nouvel échange de messages : «qui amène des piles ?!» Un bénévole dont c’était la première maraude s’en chargera.
Ainsi, un soir de décembre, la récente équipe Montparnasse sautait une fois de plus à travers le sud de Paris pour aller retrouver ses nouveaux protégés. Nous trouvâmes la place de Christine et Michelle inoccupée. Déception. Pour une part seulement, car nous espérions qu’elles étaient à l’abri, la période froide débutant. Christine réapparaîtra quelques mois plus tard, au même endroit, l’hiver passé. Mais plus jamais nous ne reverrons Michelle. L’équipe du 15e arrondissement, elle aussi toute récente, avec Caroline et Mélissa, prendra le relai sur Montparnasse, et François et Mohamed se recentreront sur le secteur «Italie».
Retour en octobre-novembre 2020 — Un nouveau parcours traversait donc le 13e de nord en sud. L’équipe «Olympiades» faisait la connaissance d’Eric. Les premières fois, Eric ne vocalisait pas. J’ai même cru qu’il était muet : «on amène du papier et un stylo la prochaine fois, et on lui propose d’exprimer ses besoins à l’écrit ?» Mais en fait, visite après visite, il nous reconnaissait, et commençait à prononcer des «oui» et des «non», tout timides.
Juillet 2021 — Nous commencions à tenir des conversations un peu plus développées avec Eric. J’étais très fier du travail de nos lucioles d’Olympiades. L’évolution était évidente ; le travail de lien social donnait ses fruits. Un mercredi soir, une bénévole remonta par messages qu’Eric avait formulé une demande : il voulait une radio ! C’était la première fois qu’il exprimait une demande.
Une radio !
La radio peinait à émettre des sons. Panique à bord ; achat de piles en urgence… Arrivés devant Eric, le vendredi suivant, la radio fonctionnait toujours aussi mal. Aymeric proposa de reprendre les soudures. Dès le dimanche qui suivit, hors maraude, une micro-expédition s’organisa pour remettre la radio réparée à Eric. Le vendredi d’après, malheureusement, nous apprenions que la radio avait rendu l’âme. Mais qu’importe : à l’origine, Jessy avait récupéré deux radios.
La seconde radio présentait un problème et, à nouveau, devant Eric, nous étions contraints de reporter la livraison. Un peu plus loin sur le parcours, Jean-Pierre, travailleur saisonnier en attente de mission, et qui préférait dormir dans les rues parisiennes plutôt que de dépenser ses maigres ressources dans un billet de train, nous aida à réparer la radio. Le faux-contact n’était plus, et nous pouvions à nouveau livrer Eric.
La semaine suivante, nouvel impair : Eric s’était fait volé la radio ! Et il n’en voulait pas d’autre, car il avait trop peur des problèmes que la convoitise pouvait lui apporter. Quelques mois plus tard, malgré tout, David aura l’idée d’apporter une radio avec des écouteurs, pour qu’Eric puisse écouter sa musique discrètement. Eric acceptera la radio de David, embalé par cette idée des écouteurs.
Novembre 2021 — Nous étions invités à raconter nos aventures aux enfants de Môm’Tolbiac, un établissement qui organise des ateliers culturels et éducatifs pour les enfants entre 4 et 11 ans après l’école. Ana, Mélisande et Emma, la super-équipe de Môm’Tolbiac, nous avaient préparé un magnifique temps d’échange, auquel Cendryne et Caroline ont participé et qu’elles ont brillament animé.
Une jeune fille, du haut de ses 9-10 ans, demanda : «c’est qui cet homme près du Franprix ?» Et elle ajouta : «je l’ai toujours vu là…» Elle parlait d’Eric.
La semaine suivante, un vendredi soir, Eric se plaignit d’une douleur au ventre. Il voulait un médicament pour calmer la douleur. Mathilde s’inquiéta et prit un avis médical auprès d’un parent médecin : surtout pas de médicament, lui recommanda-t-on, cela pourrait cacher un problème grave ; il faut qu’il aille voir un médecin.
Dimanche matin — Eric semblait aller mieux. «C’était un point de côté» dit-il. Il acceptait tout de même l’idée d’aller voir un médecin.
Vendredi — il n’était plus à son emplacement. Son voisin de rue nous rapporta qu’Eric venait d’être accompagné aux urgences par un couple.
Mercredi — à la place d’Eric, Marie et trois autres lucioles trouvaient des fleurs et des bougies.
Jeudi — une dame de la boulangerie voisine nous expliquait qu’un homme était mort. – «Eric ?» – [grands yeux] – «L’homme qui était toujours là ?» – «Oui…» Pendant ce temps, Mathilde et Baptiste prenaient différents contacts, pour s’assurer de l’identité du défunt.
Vendredi — nous recevions confirmation qu’Eric était décédé.
À chacune des maraudes qui ont suivi, dans un quartier qui paraissait soudainement très vide, les quelques bénévoles du parcours Olympiades se recueillaient devant le petit sanctuaire improvisé par les riverains. Un·e artiste rendra un dernier hommage à Eric, un homme dont la rue était le seul espace possible de vie.